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Une femme à connaître absolument . Pas à cause de son prix Nobel de littérature en 2015 , mais pour sa façon d’écrire . Très longtemps journaliste, elle recueille des témoignages de personnes avec lesquelles elle peut rester en contact 10, 15 voire 20 ans s’il le faut ,pour sortir de la banalité .

Au début,nous avons tendance à répéter ce que nous avons lu dans les journaux ou les livres. Mais peu à peu, on va vers le fond de soi-même et on prononce des phrases tirées de notre expérience vivante et singulière . Finalement, sur 50 ou 70 pages, je ne arde souvent qu’une demie-page, cinq au plus .

Oeuvres . Actes Sud 2015. pp 14

S. Alexeievitch dit de  » La supplication- Chroniques du monde après l’apocalypse  » que c’est son livre le plus important et qui lui a coûté le plus d’efforts . Publié en 1997, couronné par le prix de la paix d’Eirich Maria Remarque en 2001, il s’ouvre sur l’interview de la femme de l’un des 14 sapeurs-pompiers, dépêchés tout de suite après l’explosion .

Elle décrit :

  • la force de leur amour : ils étaient jeunes mariés
  • sa grossesse de 6 mois, au moment de l’explosion
  • le transfert dans un hôpital à Moscou des Sapeurs-Pompiers
  • l’agonie de son conjoint
  • la mort sociale de son mari et de ses collègues, au bout de 14 jours de détresse et de décomposition

 » Nous vivions au foyer de la caserne des sapeurs-pompiers « 

Son mari est appelé au milieu de la nuit , pour un incendie de la centrale . Il part immédiatement, sans tenue particulière .

Je n’ai pas vu la flamme . Rien que l’explosion

Id pp 567

A 7h, on la prévient que son mari est hospitalisé. Mais plus personne , n’est admis à pénétrer à l’intérieur de l’hôpital, hormis les ambulances ….auprès desquelles déjà les radiations bloquaient les compteurs de détection au maximum .

 » Une amie médecin à l’hôpital la laisse finalement passer ….

pour 20 petites minutes .

Je l’ai vu … Tout gonflé, tout boursouflé … ses yeux se voyaient à peine « 

Id pp 568

Ordonnance immédiate de survie absolue : boire 3l de lait par jour . Mais où en trouver ? Le village producteur le plus proche se trouve à 3 km . Comment l’administrer ?

Le lait les faisait horriblement vomir . Ils perdaient sans cesse connaissance et on les plaçait sous perfusion .

Id pp 569

Transfert de nuit aéroporté vers un hôpital moscovite

Tandis que dans le même temps, une évacuation de la ville de Tchernobyl est prévue pour 3 à 5 jours , en forêt . Les habitants se préparent joyeusement à fêter le 1° mais avec des guitares , des tentes et des tenues de sport : c’était tellement inhabituel .

 » Etablissement radiologique spécial « 

Ses beaux-parents retirent toutes leurs économies pour effectuer ensemble les 1000 km qui les séparent de Moscou .

Arrivés à l’hôpital n° 6, l’obstacle principal est la chef de service A . Vassilievna Gouskova qui lui pose immédiatement une série de questions :

 » Avez-vous des enfants ? « 

Comment pouvais-je lui dire ? Je comprenais déjà combien il était important de taire ma grossesse . …

Heureusement que j’étais maigre et qu’on ne devinait rien .

 » Oui  » , répondis-je .

 » Combien ? « 

Je me dis :  » je dois lui dire que j’en ai deux – pour un seul, elle ne m’autorisera pas à entrer « .

 » Un garçon et une fille « 

–  » Si tu en as deux , tu n’en auras plus d’autres – Maintenant, écoute : le système nerveux central et la moëlle osseuse sont entièrement atteints « .

 » Ce n’est rien, pensais-je, il va devenir un peu nerveux  »

Id pp 571

La chambre

Les sapeur-pompiers de Tchernobyl sont tous là – à l’exception de 2 d’entre eux , l’un décédé, l’autre enseveli – Ils jouent aux cartes, assis sur un lit . L’oedème du visage de son mari s’est effacé .

Le lendemain, chaque sapeur-pompier est isolé dans une chambre

Il leur était catégoriquement interdit de sortir dans le couloir . D’avoir des contacts entre eux . Ils communiquaient en frappant les murs : point-trait,point-trait ….Les médecins avaient expliqué que chaque organisme réagit différement aux radiations et que ce que l’un pouvait supporter dépassait les possibilités de l’autre .

Id pp 572

 » Le monde s’est rétréci jusqu’à un point… lui … lui seul « 

Hébergée chez des amis, elle cuisine du bouillon pour les 6 membres de l’équipe de garde cette nuit-là . Achète dentifrice, savon,petits nécessaires de toilette . Et passe la journée entière à l’hôpital avant de re-traverser la ville le soir . Enfin,on lui propose de loger à l’intérieur de l’établissement, dans la résidence des médecins .

 » Mais il n’y a pas de cuisine là-bas  »

 » Vous n’aurez plus à cuisiner – Leurs estomacs ont cessé d’accepter la nourriture  » .

Id pp 573

Qui a jamais eu un proche hospitalisé vit la nourriture comme LE CADEAU par excellence . Quelques fraises à l’arrivée du printemps se transforment en splendide dessert . Et à l’inverse,un petit plat refusé, c’est tout de suite un mur d’inquiétude qui se dresse .

« Il changeait : chaque jour, je rencontrais un être différent « 

Les brûlures remontaient à la surface . Dans la bouche, sur la langue, les joues . La couleur de sa peau change .

Bleu .. Rouge…Gris-brun. Et tout cela m’appartient et tout cela est tellement aimé .

Id pp 573

Tout autour,la solidarité ne cesse de grandir . Pour tenter d’enrayer le pronostic, une greffe de moëlle osseuse est envisagée. La chorégraphie chirurgicale entre la soeur aînée du sapeur pompier et le patient irradié est macabre. Dans les suites post-opératoires, il est placé dans une pièce pressurisée derrière une toile transparente pour maintenir une atmosphère stérile, interdite à tous .

Mais tout n’était retenu que par des bandes velcro ou des loquets et j’ai appris à m’en servir …A les desserrer…Et à me faufiler près de lui.

Id pp 576

« Ce n’est plus un homme,c’est un réacteur « 

Il a reçu 1600 Roentgens, alors que la dose mortelle est de 400

Id pp 578

Il n’était plus qu’une énorme plaie .

Les 2 derniers jours à l’hôpital… Je lui ai soulevé le bras et l’os a bougé,car la chair s’en était détachée . Des morceaux de poumon, de foie lui sortaient par la bouche. Il s’étouffait avec ses propres organes internes .

Id pp 579

 » Je ne peux pas trouver de mots « 

S Alexeievitch est Biélorusse , de la même « nationalité que Tchernobyl , de ce petit territoire situé entre l’Ukraine au Sud , les pays Baltes et la Russie au nord . Elle a voulu écrire sur le peuple de Tchernobyl , en dehors du factuel – noms, chiffres, faits, chronologie –

Ses interlocuteurs lui parlent d’une catastrophe sans précédent .

Je ne peux pas trouver de mots pour dire ce que j’ai vu et vécu … Je n’ai rien lu de tel dans aucun livre et je ne l’ai pas vu au cinéma… Personne n’a jamais raconté des choses semblables à celles que j’ai vécues .

Id pp 585

Il s’est produit un évènement auquel ne sont adaptés ni nos yeux,ni nos oreilles,ni même notre vocabulaire . ….Il s’est produit un évènement pour lequel nous n’avons ni système de représentation,ni analogies,ni expérience .

Loussia, l’épouse de ce sapeur-pompier va chercher à reconstruire une vie, que j’ai perçue – au-delà de sa force peu commune – comme disloquée et claudiquante .

L’agonie du mari de Loussia est maintenant imprimée dans ma mémoire . J’ignorais que l’on pouvait mourir, étouffé par ses propres organes internes tels que le foie ou les poumons, organes dont les fonctions ordinaires se situent à des années-lumière d’un tel dérèglement.

Aucune recherche de sensationnalisme pendant ces 3 années d’interviews , mais une tentative de réflexion sur un monde RADICALEMENT différent .

J’ai toujours été curieuse de savoir combien il y avait d’humain en l’homme, et comment l’homme pouvait défendre cette humanité en lui .

Svetlana ALEXEIEVITCH

Id 4° de couverture .