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Sur la page de garde , j’ai écrit  » Vitry-le -François , 19.. ». Je devais tout attendre de TOLSTOI (  » Guerre et paix  »  » Anna Karénine  » …) . Lui saurait la conduite à tenir devant un.e mourant.e, les paroles à prononcer ou au contraire les silences à observer , les gestes indispensables ….Une sorte de mini-valise à me confectionner , au cas où .

Dans la vraie vie , Vitry-le François : l’un de mes premiers remplacements ; une petite ville reconstruite au cordeau après l’intensité des bombardements de la seconde guerre . Beaucoup de gris et de vieux beige , un peu de cathédrale , des viticulteurs qui viennent au cabinet en BMW ( Vive le champagne ) et lors de mes visites en centre ville , la confrontation aussi brutale qu’inattendue avec l’illétrisme . Ou comment remplir , sans en avoir l’air , un chèque , devant un couple qui a quitté l’école trop tôt .

Tolstoi écrit  » La mort d’Ivan Illich  » entre 1884 et 1886 . Un siècle et demi plus tard , le texte n’a pas pris une ride . Pire , des images on ne peut plus contemporaines , d’écran plat , de smartphone , de piscines et de décorations de catalogues viennent se glisser sans effort derrière les  » espagnolettes  » , « les drapés de rideaux  » et autres  » dessus de cheminées  » .

Ivan Illich Golovine

est un adorable étudiant en droit , charmant ET consciencieux, joyeux ET disponible , délicat ET sérieux . Sa progression sociale ( magistrat ) fait plaisir à lire : nous avons tous envie d’être aussi légers ET profonds , intègres ET gais , rigoureux ET allègres . Après 17 ans d’un mariage classique :

Très vite , une année à peine après son mariage , il comprit que la vie de famille , tout en présentant certains avantages , était en somme une chose assez compliquée, très pénible , à l’égard de laquelle il devait garder une attitude strictement déterminée , comme pour son service , afin de pouvoir accomplir son devoir , c’est à dire mener une existence correcte , et telle que l’approuvait la société

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Ivan Illich brigue un poste , avec les avantages matériels attendus , qui lui est refusé , ce qu’il vivra comme une injustice intolérable . A-t-elle le goût d’un licenciement après une fusion-acquisition d’une grosse entreprise après 17 ans de service fidèle au siège ? Ce qui est sûr , c’est que le besoin d’un salaire conforme à ses aspirations devient la priorité absolue . Au point de se rendre à Pétersbourg : une chance inouïe lui fait rencontrer un ami haut placé qui lui obtient en province un poste en vue et fort bien rétribué .

L’appartement

Ivan Illich devait entrer en fonction le 10 septembre ….Il trouva un appartement charmant …En réalité , son appartement était semblable à ceux de tous les gens qui ne sont pas très riches et qui s’efforcent de ressembler aux riches , mais ne parviennent qu’à se ressembler entre eux : tentures , ébène , fleurs , tapis , bronzes …

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La chute

Un jour , étant grimpé sur une échelle pour montrer au tapissier , qui ne le comprenait pas , comment il voulait que ses rideaux fussent placés, il fit un faux pas et tomba , mais fort et adroit comme il l’ était, il se retint et se cogna seulement le côté à l’espagnolette de la fenêtre . Il eut un peu mal mais cette douleur passa bientôt .

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Le nouveau train-train

en général , l’existence d’Ivan Illich s’écoulait conformément à l’idéal qu’il s’était tracé : facilement, agréablement et correctement

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Une maladie ?

Tout le monde se portait bien . On ne pouvait en effet considérer comme une maladie le goût étrange que ressentait parfois dans la bouche Ivan Illich et la gêne qu’il éprouvait , disiat-il , du côté gauche du ventre .

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La visite chez le premier médecin

Le caractère de son mari devient de plus en plus difficile à supporter et Prascova Fiodorovna lui demande de consulter un médecin réputé .

Il s’y rendit . Tout se passa ainsi qu’il s’y attendait et ainsi que cela se passe toujours . Longue attente , mines solennelles , doctorales et qu’il connaissait bien , car il agissait de même au tribunal, auscultation, questions habituelles , exigeant certaines réponses déterminées à l’avance et évidemment inutiles, un air important qui signifiait : vous autres vous n’avez qu’à obéir et nous arrangerons tout ; nous savons bien , sans doutes possibles , comment on arrange les choses, toujours de la même façon , quelque soit le patient . Tout se passait exactement comme au tribunal.

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Ma vie s’en va

Ivan Illich , après une soirée auprès de son épouse et de ses invités , se retire dans sa chambre et constate dans un premier temps , après la prise de son traitement une nette amélioration .

Il éteignit la bougie et se tourna sur le côté .  » Oui , cela se résorbe, tout s’arrange  » .Mais soudain il ressentit de nouveau cette douleur qu’il connaissait bien , sourde, obstinée, persistante , mystérieuse .Et dans la bouche , de nouveau , ce goût détestable ……. » Le rein , l’appendice, songea-t-il. Non il ne s’agit pas de cela , mais de la vie … et de la mort . Oui , je vivais , et ma vie s’en va ; elle s’en va et je ne puis la retenir .

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Le mensonge

Le principal tourment d’Ivan Illich était le mensonge , ce mensonge admis on ne sait pourquoi par tous , qu’il n’était que malade, et non pas mourant et qu’il n’avait qu’à rester calme et se soigner pour que tout s’arrangeât. …. Ce mensonge qu’on commettait à son sujet à la veille de sa mort , ce mensonge qui rabaissait l’acte formidable et solennel au niveau de leurs visites, de leurs rideaux , de leurs dîners, était atrocement pénible ….

P 88

Se faire plaindre

A certains moments , après de longues crises douloureuses, si honteux qu’il fût de se l’avouer, il aurait voulu par dessus tout qu’on le plaignît comme un petit enfant malade . Il avait envie qu’on le caressât , qu’on l’embrassât, qu’on pleurât auprès de lui, ainsi qu’on caresse et qu’on console les enfants ;

P 90

Et toujours cette douleur insupportable

Il attendit seulement que Guérassime l’eût quitté ; alors il se laissa aller et se mit à pleurer comme un enfant . Il pleurait sur sa situation désespérée, sur son affreuse solitude, sur la cruauté des hommes, sur la cruauté de Dieu , qui l’avait abandonné ……… » Pourquoi as-tu fait tout cela ? Pourquoi m’as-tu amené ici ? Pourquoi , pourquoi me tourmentes-tu ainsi ? » Il n’attendait pas de réponse et pleurait de ce qu’il n’y avait pas et ne pouvait y avoir de réponse ……..

P 106

Il devint toute attention , comme s’il prêtait l’oreille à une voix silencieuse

à la voix de son âme, au déroulement des pensées qui s’élevaient en lui . » De quoi as-tu besoin ?  » telle fût la première idée claire , capable d’être exprimée en paroles qu’il entendit .  » De quoi as-tu besoin ? De quoi as-tu besoin ? « se répéta-t-il ?  » De quoi?  » – « Ne pas souffrir . Vivre !  » répondit-il .

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 » Vivre ? Comment vivre ? demanda la voix de l’âme .

 » Oui , vivre comme je vivais avant : agréablement , facilement « ….. Il se mit à passer en revue en imagination les meilleurs instants de son existence agréable . Mais , chose étrange , ces instants prenaient à ses yeux un aspect tout différent de celui qu’ils avaient jadis . Tous , exceptés les premiers souvenirs de son enfance . Il y avait eu dans son enfance quelque chose de vraiment beau qui l’aurait aidé à vivre maintenant, s’il avait pu le ressusciter .

P 107

Ensuite, tout se confondait, et les beaux instants se faisaient de plus en plus rares

Son mariage…Un hasard ; et les désillusions, la mauvaise haleine de sa femme …..Puis son service, si morne , les soucis d’argent . Et cela durait un an , deux ans , dix ans . Toujours la même chose . Et à mesure que les années s’écoulaient , la vie se faisait plus vide, plus morne .  » C’était comme si je descendais une pente, tandis que je m’imaginais monter  »

P 108

Deux semaines passèrent encore

Dès le début de sa maladie, à partir du moment où Ivan Illich alla pour la première fois chez le docteur , sa vie intérieure se scinda, passant alternativement, du désespoir et de l’attente d’une mort affreuse et incompréhensible, à l’espérance et à l’application de toute son attention au fonctionnement de ses organes .

P 111

Impossible de lutter , se disait-il

mais si au moins je pouvais comprendre pourquoi tout cela ? …On pourrait l’expliquer , si l’on disait que que je n’ai pas vécu comme il le fallait . Mais quant à cela , c’est tout à fait inadmissible  » songeait-il, en se rappelant la légalité, la régularité et la correction de sa vie .

Trois semaines s’écoulèrent ainsi

au cours desquelles à la fois le prétendant de la fille d’Ivan Illich fait sa demande officielle de mariage , mais aussi pendant lesquelles les douleurs deviennent terribles .

mais ses douleurs morales étaient encore plus épouvantables que ses douleurs physiques, et c’était elles qui le torturaient surtout ….Son service, son existence bien réglée, et sa famille , et ses intérêts mondains – tout cela n’était peut-être que mensonge. Il essaya de défendre toutes ces choses à ses propres yeux . Mais soudain il ressentit la faiblesse de ce qu’il voulait défendre . Il n’y avait même là rien à défendre . »Mais si c’est ainsi , se dit-il , si je quitte la vie avec le sentiment d’avoir perdu , abîmé tout ce qui m’avait été octroyé, si c’est irréparable , alors quoi ? »

P 117-118

La communion avec le prêtre

Elle marque un tournant dans les réflexions d’Ivan Illich : l’espoir de la guérison s’est définitivement éteint et le mensonge de sa vie lui apparaît . Il n’aspire qu’à rester seul .

A partir de cet instant, commencèrent ces cris qui durèrent trois jours sans arrêt

Pendant ces trois jours , au cours desquels le temps n’existait plus pour lui, il se débattait dans ce sac noir où le faisait entrer une force invisible et invincible . Il se débattait , comme se débat entre les mains du bourreau un condamné à mort , sachant bien qu’il ne pouvait s’échapper ….Il sentait que ces tourments provenaient de ce qu’on le poussait dans ce trou noir , mais plus encore de ce qu’il ne parvenait pas à y entrer . Et ce qui l’empêchait d’entrer, c’était le sentiment que sa vie avait été bonne. C’était cette justification de son existence qui le retenait et l’empêchait d’aller de l’avant et le tourmentait plus que tout le reste .

P 122

Soudain, une force inconnue le frappa violemment à la poitrine,

….il culbuta dans le trou, et là-bas, tout au fond , quelque chose brilla . C’était à la fin du troisième jour, deux heures avant sa mort .A ce moment précisément , le petit collégien ( son fils ) se glissa doucement dans la chambre et s’approcha du lit …..Sa main rencontra la tête de l’enfant …. Juste à cet instant Ivan Illich tomba, aperçut la lumière et découvrit que sa vie n’avait pas été ce qu’elle aurait dû être, mais que cela pouvait encore être réparé . Il se demanda : qu’est-ce que « cela  » ? et s’apaisa , tendant l’oreille . Alors il sentit que quelqu’un lui baisait la main . Il ouvrit les yeux et regarda son fils . Il en eut pitié . Sa femme s’approcha de lui …. »Oui, je les tourmente, pensa-t il . Ils ont pitié de moi ; mais il vaut mieux pour eux que je meure « . Il voulut le leur dire mais n’en n’eut pas la force …. Il a pitié d’eux , il ne faut plus les faire souffrir.

P 122-123

 » Où es-tu ma douleur  » ?

Il tendit son attention .  » Ah ! La voilà! Eh bien ! Qu’elle reste là ! Et la mort ?  » où est-elle ? «  Il chercha sa terreur accoutumée et ne la trouva plus .  » Où est-elle ? Quelle mort ?  » Il n’avait plus peur, parce que la mort aussi n’était plus . Au lieu de la mort , il voyait la lumière . – Voilà donc ce que c’est , prononça-t-il soudain à voix haute . Quelle joie !

P 124

Tout cela pour lui se produisit en un instant

et la signification de cet instant ne changea plus . Mais pour ceux qui l’entouraient , son agonie dura encore deux heures . … Des râles s’échappaient de sa poitrine ; …. – C’est fini ! dit quelqu’un . Il entendit ses paroles, les répéta en son âme .  » Finie la mort ! se dit-il . Elle n’est plus  » Il aspira l’air profondément, n’acheva pas son aspiration , se raidit et mourut .

P 124